Commentaire de l’Ad Simplicium de Grégoire de Nysse

Mercredi 20 juin 2007 — Dernier ajout vendredi 7 mai 2010

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Grégoire de Nysse († 395), le frère de Basile de Césarée († fin 378), a été très impliqué dans les luttes théologiques qui ont abouti à l’expression de la foi trinitaire telle que nous la confessons aujourd’hui. Vous trouverez ici un commentaire du traité qu’il a adressé à Simplicius, l’un de ses correspondants.

L’opuscule dédié à Simplicius a été publié par F. Müller [1]. Ce court écrit ne comporte ni introduction ni conclusion.

Le titre de l’ouvrage Grégoire, au tribun Simplicius, au sujet du Père, du Fils et du Saint Esprit, ne correspond pas tout à fait au contenu de l’œuvre. Grégoire de Nysse, en fait, aborde le mystère trinitaire en un sens très précis et en réaction à des thèses qu’il condamne. Il ne développe pas une théologie trinitaire en général mais cherche à réfuter précisément ceux qui disent que le Fils et l’Esprit sont créés. Ceci conduit à considérer l’À Simplicius comme un fragment ou un extrait d’un traité plus étendu.

Compte tenu des remarques précédentes, il est possible d’établir un plan en deux parties : la première réfute ceux qui prétendent que le Fils est créé, la seconde porte la contradiction à ceux qui assimilent l’Esprit Saint à une créature.

Analyse

1. La réfutation de ceux qui affirment que le Fils est créé

La réfutation de Grégoire de Nysse se déploie en cinq temps. Il commence par montrer que la confession de la divinité du Fils est nécessaire si l’on ne veut pas que la foi chrétienne conduise à une situation absurde. En effet, si l’on suit la recommandation du psalmiste, il faut d’une part admettre qu’il n’y a aucun Dieu nouveau et d’autre part ne pas adorer un Dieu étranger. Or si le Fils est créé, il est nouveau, il n’est donc pas Dieu. Par ailleurs, si le Fils n’est pas Dieu, il n’appartient pas au Dieu véritable, il est par suite étranger à la nature divine. Il est donc interdit de lui rendre un culte. Par conséquent, ceux qui prétendent qu’il est créé sont pris par l’alternative suivante, soit ne pas adorer le Fils parce qu’il n’est pas Dieu - mais alors ils ne sont pas différents des Juifs -, soit l’adorer - mais alors ils sont idolâtres puisqu’ils ne le considèrent pas comme le vrai Dieu.

Le deuxième moment de la réfutation porte sur l’interprétation de Pr 8, 22. Il ne convient pas de déduire le caractère créé du Fils à partir de la lecture du texte biblique : Le Seigneur m’a créé. De fait, le Seigneur est devenu créature mais tout en restant Créateur, il l’est devenu pour nous, comme il est devenu chemin, pain et toutes les autres dénominations pour nous. Ce n’est pas le Dieu Monogène qui a été créé, mais l’homme en qui Dieu s’est manifesté pour le salut de l’humanité. Il convient donc d’imputer à la divinité ce qui relève de l’éternité et à la créature ce qui appartient la nature humaine.

En un troisième temps, Grégoire réfute ceux qui considèrent l’engendrement du Fils comme un obstacle à sa divinité. Puisque Dieu est nécessairement inengendré, comment l’engendré pourrait-il être Dieu ? s’exclament ses adversaires. Grégoire s’appuie sur He 1, 3 pour montrer que, de même qu’une lumière n’est jamais sans son rayonnement, de même aussi le Père n’est jamais sans son Fils, rayonnement de sa gloire.

En un quatrième paragraphe, Grégoire s’en prend à ceux qui s’amusent à mesurer et à comparer le Père et le Fils. Si, selon He 1, 4, le Fils est l’empreinte de l’hypostase du Père, on ne peut imaginer que l’empreinte soit inférieure à celui dont elle est l’empreinte. Ce que confirme Jean qui dit qu’au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu. Dieu n’était donc jamais sans son Verbe.

Le dernier temps de la réfutation s’en prend à la doctrine anoméenne qui affirmait que les natures de l’Inengendré et de l’Engendré sont dissemblables. Mais Adam est inengendré lui aussi. Il n’est pas Dieu pour autant. Il s’ensuit que l’on ne peut inférer de la différence quant à l’engendrement une différence de nature.

2. La réfutation de ceux qui affirment que l’Esprit est créé

Cette réfutation se déploie en deux séquences. La première s’appuie sur le fait que les adversaires disent de l’Esprit qu’il est créé comme le Fils. Grégoire souligne que l’Église rapproche aussi la nature de l’Esprit de celle du Fils, mais qu’elle les considère tous deux comme incréés. L’Esprit est incréé parce que l’Écriture lui attribue les dénominations de la divinité si ce ne sont les noms de Père et de Fils.

La seconde séquence réfute l’interprétation d’Amos 4, 13 : celui qui affermit le tonnerre crée l’Esprit. L’Esprit dont parle le prophète n’est pas l’Esprit Saint. L’Écriture appelle le tonnerre Évangile, or celui qui affermit l’Évangile dans le cœur des croyants, c’est l’Esprit Saint, c’est lui qui fait devenir Esprit les croyants. Il est donc Dieu celui sans qui l’on ne peut confesser que Jésus est Seigneur.

Commentaire

Les adversaires de Grégoire

Les adversaires de Grégoire « prétendent au sujet de l’Esprit Saint la même chose qu’au sujet du Seigneur, à savoir qu’il est créé lui aussi » [2]. Ses contradicteurs sont donc des ariens. Ils disent que « l’Engendré et l’Inengendré sont dissemblables selon la nature » (GNO 65), ils se rattachent donc à l’arianisme radical que défendent Aèce et Eunome. Eunome lui-même était-il visé ? Je ne le pense pas, pour trois raisons :
• la référence à Am 4, 13 n’était pas utilisée par Eunome bien que réfutée par Basile dans son Contre Eunome III, 7. Elle appartenait à l’arsenal scripturaire des Tropiques de Thmuis, des pneumatomaques qui contestaient la divinité de l’Esprit.
• le côté peu ’technologique’ de l’argumentation donne à penser que Grégoire ne polémique pas directement avec le Technologue ;
• le climat assez serein de À Simplicius laisse entendre que Grégoire ne se confronte pas directement avec Eunome.

Les adversaires de Grégoire appartiennent sans doute à un cercle sous influence anoméenne. Nous définissons les pneumatomaques comme des croyants qui confessent la divinité du Père et du Fils mais qui refusent de reconnaître la divinité de l’Esprit Saint. Il suit de cette définition que les opposants de Grégoire ne sont pas des pneumatomaques.

L’argumentation de Grégoire pour montrer que l’Esprit n’est pas créé

1. L’Église croit identiquement pour le Fils et l’Esprit, à savoir qu’ils sont incréés. Peut-être faut-il reconnaître dans le filigrane de la première partie de cette proposition, qui semble en accord avec la position adverse, une pique à l’encontre des pneumatomaques qui admettaient la divinité du Fils, mais refusaient celle de l’Esprit. Il faut encore remarquer, que la réfutation de Grégoire s’ouvre par une référence à l’Église. Peut-être faut-il y discerner la volonté d’opposer la foi catholique à une foi qui n’est partagée que par un petit nombre. Ceci pourrait laisser entendre que nous nous situons après le concile de Constantinople (381).

2. L’Esprit Saint est incréé parce que ce n’est pas par participation qu’il a part aux biens transcendants, mais par nature.

3. L’Esprit Saint est incréé parce que les noms qui dans l’Écriture sont appliqués au Père et au Fils sont également attribués au Saint Esprit à l’exception de ceux qui caractérisent les hypostases du Père et du Fils.

4. Des deux arguments précédents (2) et (3), Grégoire déduit que l’Esprit Saint est au-dessus de la création, là où sont le Père et le Fils. La conclusion est intéressante car elle nous informe de ce que les adversaires de Grégoire n’admettaient pas d’échelon intermédiaire entre l’incréé et le créé, sans quoi la démonstration de Grégoire se révélerait insuffisante. Grégoire se contente de montrer que l’Esprit Saint est au-dessus (ἄνω), ou qu’il est placé au-dessus (ὑπερτίθεις) pour montrer qu’il est incréé.

5. La référence à Am 4, 13 ne porte pas atteinte au caractère incréé de l’Esprit car le prophète parle d’un autre esprit.

Remarques et questions :

1. Grégoire ne dit de l’Esprit ni qu’il est Dieu, ni qu’il est divin. Il se contente de montrer qu’il est incréé, ce qui, dans la forme tout du moins, n’est pas la même chose.

2. Il faudra peut-être veiller à traduire 1 Co 12, 3 : « Personne ne peut dire Jésus est Seigneur, si ce n’est dans un Esprit Saint (ἐν πνεύματι ἁγίῳ) », ce qui expliquerait que ce verset n’a pas eu une grande force de persuasion auprès des adversaires de l’Esprit, puisque ceci peut se comprendre d’un esprit quelconque.

Datation

Thierry Ziegler écrit : « l’Ad Simplicium apparaît en vérité comme un abrégé offrant au lecteur l’acquis essentiel d’ouvrages plus vastes et plus techniques sur le même sujet (avant tout les livres Contre Eunome). On y trouverait en particulier de multiples recoupements avec la Refutatio Confessionis Eunomii (CE IV). Or s’il est contemporain de ce dernier ouvrage, l’Ad Simplicius doit être de 383 environ. Adressé à un tribun, il atteste bien la fréquentation par Grégoire à cette époque de la cour impériale. En mai 383, on sait notamment que Grégoire participe à un synode constantinopolitain convoqué par l’Empereur, au cours duquel il prononce son Oratio deitate Filii et Spiritus sancti, elle-même proche sous bien des aspect du CE IV. » [3] Ce commentaire appelle plusieurs remarques :
À Simplicius n’est pas un abrégé récapitulant l’essentiel de la pensée de Grégoire relative la divinité du Fils et de l’Esprit, mais la réfutation d’un unique point de controverse, celui du caractère non créé du Fils et de l’Esprit Saint.
• Ces ouvrages s’adressent à des destinataires très différents : l’Ad Simplicium répond à un milieu sous influence anoméenne dont le tribun Simplicius faisait peut-être partie, la Réfutation vise Eunome, l’homélie Sur la divinité du Fils et de l’Esprit est proclamée devant un parterre d’évêques. Grégoire y fait allusion aux anoméens à propos du Fils, mais aussi, dans son développement sur le Saint Esprit, à ceux qui « imaginent que l’Esprit n’est pas de même nature que le Père et le Fils » (μὴ τῆς αὐτῆς φύσεως εἶναι τῷ Πατρὶ καὶ τῷ Υἱῷ τὸ Πνεῦμα κατασκευάζουσιν) [4], c’est-à-dire à des Pneumatomaques proprement dits. Cette distinction invite à la prudence car des thèmes identiques peuvent cacher des pensées très différentes.
• Le thème de la création de l’Esprit apparaît de manières fort différentes dans ces trois ouvrages. Dans la Réfutation, Grégoire cherche à montrer que l’Esprit n’est pas la créature du Fils, qu’il ne lui est pas assujetti. Les choses sont dites de manière claire, notamment dans les paragraphes 196-197. Quant au traité Sur la divinité du Fils et de l’Esprit, la question du caractère créé de l’Esprit et du Fils n’est pas développé du tout.

Ceci dit, pour la raison que nous avons évoquée plus haut, nous plaçons nous aussi la rédaction de ce traité après le concile de 381, voire après le concile de 383, car la référence de Grégoire à l’Église, en opposition à la position de ses adversaires, laisse entendre que la distinction était claire. Ce qui est vrai après 381, a fortiori après 383.

[1Gregorii Nysseni Opera, III-i, Brill, Leiden 1958, p. 61-67.

[2GNO, III-i, Brill, Leiden 1958, p. 65.

[3Voir Thierry Ziegler, Les petits trinitaires de Grégoire de Nysse, p. 219.

[4Voir Grégoire de Nysse, Sur la divinité du Fils et de l’Esprit, PG 46, 573.

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