Passion des martyrs d’Agaune

Dimanche 4 octobre 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

Le récit de cette passion est introduite par une lettre d’Eucher à Salvius d’Octodurum (Martigny dans le Valais).

our honorer les actes des saints martyrs qui ont illustré Agaune par (leur) sang glorieux, nous avons rendu compte d’une passion et nous l’avons fidèlement rapportée dans l’ordre même où elle nous a été transmise. Car une tradition successive et suivie a dérobé à l’oubli la mémoire de cet événement, et si un lieu particulier, si une ville particulière est illustrée non sans raison par la possession des reliques d’un seul martyr, puisque ces saints ont offert au Dieu Très-Haut leur vie précieuse, avec quelle révérence ne doit-on pas visiter le lieu sacré d’Agaune, où l’on sait que tant de milliers de martyrs ont été mis à mort pour le Christ.

Sous Maximien, qui gouvernait l’empire romain avec Dioclétien, son collègue, des foules de martyrs furent tourmentées ou mises à mort dans la plupart des provinces. Ce même Maximien, en proie à l’avarice, à la luxure, à la cruauté et aux autres vices, était hors de sens, de même que, s’adonnant aux rites exécrables des païens, il avait armé son impiété contre le Dieu du ciel pour faire disparaître le nom même du christianisme. Si d’aucuns osaient alors professer le culte du vrai Dieu, ils étaient traînés aux supplices ou à la mort par les troupes de soldats postés de toutes parts, et ce prince semblait avoir fait trêve avec les nations barbares pour tourner ses armes contre la religion.

Il y avait alors dans l’armée une légion de soldats qui s’appelaient Thébéens. Or, on nommait en ce temps légion celle qui avait six mille six cents hommes en armes. Appelés des contrées de l’Orient, ils étaient venus au secours de Maximien ; hommes assidus dans les choses de la guerre, réputés pour leur courage mais plus dignes encor par leur foi, ils combattaient pour l’empereur avec bravoure, pour le Christ par attachement. Le commandement de l’Évangile, ils ne l’oubliaient pas, même sous les armes : ils rendaient à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César.

Donc comme on les destinait, ainsi que les autres soldats, à arrêter la multitude des chrétiens, ils furent les seuls à oser se refuser à ce rôle cruel et ne voulurent pas obtempérer à de tels ordres. Maximien n’était pas éloigné car, fatigué de la route, il s’était arrêté près d’Octodure [Marigny, dans le Valais] ; lorsque des courriers vinrent lui annoncer que cette légion rebelle aux ordres impériaux s’était arrêtée dans les défilés d’Agaune, son indignation le rendit furieux. Mais avant de rappeler la suite, il me semble devoir insérer dans cette relation la situation du lieu. Agaune est à environ soixante milles de la ville de Genève, et distant de quatorze milles de la tête du lac Léman, dans lequel se jette le Rhône. Ce lieu lui-même est situé dans une vallée entre les montagnes des Alpes où les voyageurs découvrent devant eux une voie resserrée et austère. Car le Rhône, minant les rochers à leur base, laisse à peine aux passants un chemin praticable. Mais les gorges une fois franchies, on découvre tout à coup, entre les pentes rocheuses des montagnes, une plaine assez spacieuse. C’est en ce lieu que s’était arrêtée la légion sainte. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit plus haut, Maximien ayant appris la réponse des Thébéens, s’abandonne aux transports de la colère qu’excite en lui le refus de ses ordres ; il commande qu’un soldat sur dix de cette légion soit frappé du glaive, afin d’amener plus facilement par la crainte les autres à se soumettre ; et il ordonne de nouveau de les contraindre à poursuivre les chrétiens. Mais lorsqu’on eut signifié cette nouvelle injonction aux Thébéens et qu’ils apprirent qu’on exigeait encore d’eux des exécutions impies, clameurs et tumulte éclatèrent dans le camp ; tous affirment que jamais, pour quiconque, ils n’en viendraient à accomplir des œuvres si sacrilèges ; qu’ils maudiraient toujours le culte impie des idoles ; qu’ils étaient étroitement unis aux chrétiens et que, ayant été instruits par le culte de la religion sainte et divine, ils n’adoraient que l’unique Dieu éternel ; qu’ils aimaient mieux endurer les derniers supplices que de rien faire qui fût contraire à la foi chrétienne. Apprenant cela, Maximien, plus cruel qu’une bête féroce, se livre à nouveau à son caractère sanguinaire et ordonne qu’une fois encore un sur dix d’entre eux soit mis à mort et que les autres soient contraints néanmoins à exécuter ce qu’ils avaient méprisé. Ces ordres ayant été derechef apportés au camp, celui qui, par le sort, se trouvait être le dixième, fut mis à part et exécuté. Le reste de tous les soldats s’exhortait mutuellement à persister avec courage à une œuvre si éclatante. En cette circonstance, le plus grand soutien de la foi se trouva en saint Maurice, alors primicier de cette légion, comme on le rapporte ; avec Exupère, son aide de camp, conne on le dit à l’armée, et Candide, sénateur des soldats, il exhortait chacun pour les enflammer, il les mettait en garde et il rappelait aussi les exemples de leurs fidèles compagnons d’armes martyrs. Au nom de leur engagement pour le Christ et au nom des lois divines, il les encourageait tous à mourir, s’il était nécessaire, et les exhortait à suivre ces frères d’armes et leurs compagnons qui déjà les avaient précédés dans le ciel. Alors l’ardeur glorieuse du martyre embrassait ces très bienheureux hommes. Animés donc et encouragés par leurs principaux officiers, ils adressent à Maximien, rendu fou de rage, des représentations respectueuses autant que courageuses, que l’on rapporte avoir été (faites) de cette manière : « Nous sommes, empereur, tes soldats, mais cependant, comme nous le confessons en toute liberté, les serviteurs de Dieu. À toi nous devons l’obéissance militaire, à Lui une conscience pure. De toi nous recevons le salaire de notre travail, de Lui nous avons accueilli le principe de la vie. Nous ne pouvons absolument pas te suivre, empereur, jusqu’à renier le Dieu créateur, oui, notre créateur, et, que tu le veuilles ou non, ton Dieu créateur. Si nous ne sommes pas contraints à des actes assez funestes pour L’offenser, (c’est) à toi que nous obéirons encre, comme nous l’avons toujours fait ; s’il en est autrement, nous obéirons à Lui plutôt qu’à toi. Nous t’offrons, pour les employer contre quelque ennemi que ce soit, nos mains que nous jugeons criminel de rougir du sang d’innocents. Ces mains qui savent combattre les impies et les ennemis, ne savent pas frapper des hommes pieux et des citoyens. Nous nous souvenons que nous avons pris les armes pour les citoyens plutôt que contre eux. Nous avons toujours combattu pour la justice, pour la piété, pour le salut des innocents : ce fut là, pour nous, jusqu’à présent, la récompense de nos dangers. Nous avons combattu par fidélité, mais celle-ci, comment la conserverons-nous envers toi, si nous n’en témoignons pas entre notre Dieu ? Nous nous sommes d’abord engagés par serment envers Dieu et ensuite nous nous sommes engagés par serment envers l’empereur ; crois-le : rien ne nous obligera à tenir le deuxième (serment) si nous rompons le premier. Ce sont des chrétiens que tu nous ordonnes de rechercher pour les conduire au supplice ; nul besoin pour toi d’en rechercher d’autres : nous voici maintenant qui confessons Dieu le Père, créateur de toutes choses, et nous croyons que son Fils Jésus Christ (est) Dieu. Nous avons vu les compagnons de nos travaux et de nos dangers être égorgés par le fer, et leur sang rejaillir sur nous, et cependant la mort de nos très saints compagnons d’armes, nous ne la pleurons pas et nous ne nous lamentons pas de la mort violente de nos frères, mais bien plutôt nous les louons ; la joie accompagne ceux qui ont été trouvés dignes de souffrir pour leur Seigneur Dieu. Et maintenant, même cette ultime circonstance de notre vie ne nous a pas poussés à la révolte ; non, même le plus intense désespoir qui surgit au cœur des périls ne nous a pas fait prendre les armes contre toi, empereur. Voici que nous sommes armés et nous ne résistons pas, parce que nous aimons mieux être mis à mort que tuer, nous préférons périr innocents que vivre coupables. Si tu rends encore de nouveaux décrets contre nous, si tu donnes de nouveaux ordres, si tu apportes de nouvelles menaces, feux, tortures, glaives, nous sommes prêts à le subir. Chrétiens nous nous déclarons, nous ne pouvons persécuter des chrétiens. »

Maximien, après avoir entendu cela et découvrant l’attachement opiniâtre de ces hommes à la foi en Christ, désespérant qu’une si glorieuse constance puisse être vaincue, décréta d’un seul arrêt que tous fussent mis à mort et ordonna que la chose soit faite par des troupes de soldats qui les encerclaient. Quand ils arrivèrent près de la bienheureuse légion, ils tirèrent leurs épées sacrilèges contre les saints qui ne refusaient pas de mourir par amour de la vie. Frappés de tous côtés par le glaive, ils ne se plaignaient même pas et ils ne résistaient pas, mais au contraire, ayant déposé les armes, ils livrèrent leurs têtes aux persécuteurs et présentèrent leur cou et leur corps sans défense à ceux qui les frappaient. Ni même leur grand nombre, ni la confiance dans les armes dont ils étaient munis, ne les portèrent à soutenir par le glaive la justice de cause, mais se rappelant uniquement qu’ils confessaient Celui qui fut conduit à la mort sans se plaindre et qui, comme un agneau, n’ouvrit pas la bouche, eux aussi, comme un troupeau de brebis du Seigneur, souffrirent d’être lacérés comme par des loups fondant sur eux.

La terre, en ce lieu, fut couverte des corps, précipités dans la mort, de ces hommes pieux. Des ruisseaux de sang précieux se répandirent. Quelle fureur donna jamais, hormis la guerre, à voir un tel carnage de corps humains ? Quelle barbarie a jamais ordonné que tant d’hommes périssent ensemble, fussent-ils coupables ? Leur grand nombre ne les sauva pas, bien qu’innocents, alors qu’il est coutume de laisser impunies les fautes de la multitude.

Ce fut donc par cette cruauté extrême du plus féroce tyran que périt ce peuple de saints qui méprisa la réalité des choses présentes en raison de l’espérance des choses futures. Ainsi fut mise à mort cette légion vraiment angélique qui, comme nous le croyons, maintenant unie dans les cieux aux légions des anges, partage à jamais leur louange du Seigneur Dieu des armées.

Le martyr Victor n’était pas de cette légion n’était plus soldat mais vétéran de l’armée. Chemin faisant, il se trouva tout à coup au milieu des soldats qui, heureux des dépouilles des martyrs, qui festoyaient de tous côtés ; ils l’invitèrent à manger avec eux. Mais lorsque, dans l’ivresse de la joie, ils lui eurent appris la cause en détail, prenant en horreur et festin et convives, il voulut s’éloigner. Là-dessus, ils lui demandèrent si par hasard il n’était pas chrétien lui-même. Victor leur répondit qu’il l’était et le serait toujours. Aussitôt ils se jetèrent sur lui et le tuèrent. Sur-le-champ, il fut associé aux autres martyrs, tant par la mort que par l’honneur.

De ce grand nombre de martyrs, nous ne connaissons que les noms des très bienheureux Maurice, Exupère, Candide et Victor ; les autres nous sont inconnus, mais ils sont écrits dans le livre de vie. On regarde aussi comme (membres) de cette légion les martyrs Ursus et Victor que la tradition assure avoir été massacrés à Soleure. La forteresse de Soleure est située sur le fleuve de l’Aar, non loin du Rhin. Il convient d’indiquer quel fut le prix d’un tel acte, en rappelant le sort qui ensuite vint frapper le cruel tyran Maximien. Ayant dressé des embûches pour faire périr son gendre Constantin, qui régnait alors, sa trahison fut découverte. Arrêté aux environs de Marseille, il fut étranglé peu après. Cet infâme supplice termina sa vie criminelle par une mort méritée. Les corps des bienheureux martyrs d’Agaune furent révélés, comme on le rapporte, de nombreuses années après la passion, à saint Théodore, évêque de ce lieu ; et tandis qu’il faisait construire en leur honneur une basilique qui, adossée à un immense rocher, n’est accessible que par un côté, il se produisit un miracle que je ne juge pas devoir taire. Parmi les ouvriers qui avaient été appelés à concourir à cette œuvre, il y eut un ouvrier qui était encore païen. Un dimanche, tandis que les autres (ouvriers) s’étaient éloignés pour se préparer aux célébrations de ce jour, il était sur le chantier. Soudain, dans cette solitude, alors que les saints se manifestaient à lui par une vive lumière, cet ouvrier fut saisi et étendu pour subir châtiment et supplice. Tandis qu’on l’accable de coups, il distingue nettement la foule des martyrs lui reprochant de manquer seul à l’église en ce dimanche et d’oser, lui païen, concourir à l’œuvre sainte de cette construction. Ce fait cependant fut accueilli par les saints avec une telle miséricorde que l’ouvrier plein de frayeur et de trouble, demanda pour lui-même le nom sauveur et se fit chrétien.

Je ne tairai pas non plus cet autre miracle des saints, parce qu’il est célèbre et connu de tous : la femme de Quintius, homme distingué revêtu des fonctions publiques, était atteinte d’une paralysie qui lui avait fait perdre l’usage des pieds ; elle demanda instamment à son mari de la faire transporter à Agaune malgré la longueur de la route. Lorsqu’elle fut arrivée, on la porta sur les bras dans la basilique des saints martyrs ; elle regagna à pied son hôtellerie, et ses membres déjà morts étant rendus au mouvement, elle manifeste aujourd’hui le miracle dont elle a été l’objet.

J’ai cru ne devoir insérer que ces deux miracles dans ma passion des saints. Il y en a beaucoup d’autres, soit libération de démons soit d’autres guérisons, qu’opère en ce lieu chaque jour, par ses saints, la vertu du Seigneur.

Source :

E. Gros, Le pèlerin à Saint-Maurice d’Agaune en Valais, Fribourg, 1884, p. 8-17 (deuxième édition, Saint-Maurice 1906, p. 7-16), révisée par Gabriel Ispérian et Isabelle Donegani.

PL 50, col. 827-832.

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