Synésius de Cyrène : Louange à la Trinité

Hymne II (IV)
Samedi 20 mars 2004 — Dernier ajout jeudi 8 avril 2010

Synésius, écrivain et poète, est né en Lybie, à Cyrène, vers 370. Issu d’une famille d’aristocrates païens, grands propriétaires terriens, il poursuit des études supérieures à Alexandrie avant que d’être délégué, entre 399 et 402, auprès de l’empereur pour négocier une réduction d’impôts destinée à soulager la Pentapole soumise à de multiples invasions barbares. Il retourne ensuite à Cyrène où il épousera une chrétienne, sans aucun doute de haute condition sociale, car c’est Théophile, le patriarche d’Alexandrie, qui bénira cette union. Libéré de ses obligations officielles, Synésius consacre son temps à sa famille, à l’entretien de ses propriétés ainsi qu’à ses activités philosophiques et littéraires. En 404, Cyrène est victime de nouvelles incursions de pillards. Synésius organise la défense de la région qui retrouve la paix en 405. Cette proximité avec les siens lui vaudra d’être acclamé évêque après le décès de l’évêque de Ptolémaïs.

Cette élection le surprend et il tarde à l’accepter car il ne veut ni se séparer de son épouse, ni renoncer à ses convictions néoplatoniciennes. Il écrit une lettre ouverte à son frère : « Tu ne seras pas seul à lire cette lettre ; en te l’adressant, je veux surtout faire savoir à tous dans quelles dispositions je suis. Quoi qu’il arrive par la suite, on n’aura pas le droit de m’accuser, ni devant Dieu, ni devant les hommes, ni surtout devant le vénérable Théophile. En lui soumettant toutes mes pensées, je m’en remets à sa décision ; en quoi donc pourrais-je être coupable ? Or, Dieu lui-même et la loi m’ont donné une épouse de la main sacrée de Théophile. Je le déclare hautement, je ne veux point me séparer d’elle ; je ne veux point non plus m’approcher d’elle furtivement, comme un adultère ; car, de ses deux actes, l’un répugne à la piété, l’autre est une violation de la règle. […] Enfin, il est un point sur lequel […] je dois insister, un peu plus ; car, à côté de cette difficulté, toutes les autres ne sont rien. Il est malaisé, pour ne pas dire impossible, d’arracher à notre esprit les convictions que la science y a fait entrer. Or, tu sais que la philosophie repousse beaucoup de ces dogmes admis par le vulgaire. […] Cette résurrection, objet de la commune croyance, n’est pour moi qu’une allégorie sacrée et mystérieuse, et je suis loin de partager les opinions de la foule. […] Si je suis appelé à l’épiscopat, je n’irai point, j’en prend à témoin Dieu et les hommes, prêcher des dogmes auxquels je ne croirai point. Dieu est la vérité même et je ne veux pas l’offenser. Mes doctrines sont le seul point où je ne pourrai me faire violence. […] Jamais je ne consentirai à dissimuler mes convictions ; ma langue ne sera pas en désaccord avec ma conscience. » Théophile d’Alexandrie fit confiance à cet esprit droit et l’ordonna évêque au cours de l’an 410.

L’œuvre chrétienne de Synésius se compose de deux discours, d’homélies et de neuf hymnes dont la thématique trinitaire combat une résurgence de la pensée eunoméenne. Il y présente une pneumatologie singulière où l’Esprit Saint intervient dans la génération du Fils. Il est la volonté du Père par laquelle celui-ci enfante le Fils.

Hymne II (IV)

’est toi qu’à l’aurore :
c’est toi qu’à la montée,
c’est toi qu’au milieu
et c’est toi qu’au déclin
du jour sacré
et de la nuit divine,
c’est toi que je chante, ô Père,
médecin des âmes,
médecin des corps,
toi qui dispenses
la divine sagesse,
toi qui écartes
toutes les maladies,
et qui donnes aux âmes
une existence sereine
que ne traverse pas
l’inquiétude terrestre,
mère des douleurs,
mère des passions !
Fais que ma vie
soit toujours exempte
de tous ces tourments,
afin que je puisse
célébrer par des hymnes
la racine cachée
de toutes choses,
et que jamais mon âme
ne soit entraînée
par des égarements
qui l’éloignent de Dieu.
C’est toi, ô Bienheureux,
c’est toi que je chante !

Que la terre se taise
au moment de mes hymnes,
et que se tienne
en silence sacré
à l’heure de tes louanges,
tout ce que comprend
le monde universel,
car tout en lui, ô Père,
a été fait par toi !
Que s’apaisent donc
le sifflement des vents,
le murmure des arbres,
la rumeur des oiseaux.
Que l’éther immobile
et que l’air immobile
écoutent mes chants.
Que les chutes d’eau
s’arrêtent sans bruit
en tombant sur terre,
et que les perturbateurs
des hymnes sacrés,
ces Génies, à qui
les cavernes sont chères
et qui habitent
au milieu ces tombeaux,
soient éloignés
de mes saintes prières.
Mais que tous les bons
et les heureux ministres
du Père d’intelligence,
ces Génies qui résident
dans le haut et le bas
des profondeurs du monde,
bienveillamment s’informent
de nos hymnes au Père,
et bienveillamment
fassent monter vers Lui
mes supplications.

Monade des monades,
père des pères,
principes des principes,
source des sources,
racine des racines,
bien des biens,
astres des astres,
monde des mondes,
idée des idées,
abîme de beauté,
semence cachée,
père des siècles,
père des indicibles
univers de l’esprit,
d’où tu fais que s’échappe
le souffle immortel
qui, venant flotter
sur les masses du corps
suspend et suscite
un second univers.

Je te chante, ô Bienheureux
par le son de ma voix ;
je te chante, ô Bienheureux,
par mon silence aussi,
car si tu entends
le son de ma voix,
tu entends aussi
le silence de l’âme.
Je chante en outre
le Fils, le Premier-né
et la prime lumière.
Toi donc, illustre enfant,
du Père ineffable,
je te chante en mes hymnes,
ô Bienheureux,
conjointement avec
le Père tout-puissant,
et je chante aussi
ce qu’après toi,
le Père enfanta :
cette Volonté féconde
principe intermédiaire,
cet Esprit-Saint
centre du Père
et centre aussi du Fils.
Tu es la mère,
tu es la fille,
tu es la soeur,
toi qui as délivré
la racine cachée.
Car, pour que le Père
s’épanchât sur le Fils,
cet épanchement même
a su trouver son germe.
Son fruit se situa,
Dieu sorti de Dieu,
au centre intermédiaire,
et, par cet enfant
et par le radieux
épanchement
du Père immortel,
le Fils aussi
a su trouver son germe.

Tu es l’unité,
bien qu’étant trinité ;
unité qui demeure
et toujours trinité.
Et cette division
selon l’intelligence,
possède indivisible
ce qui est divisé.
Le Fils, bien qu’il en sorte,
réside dans le Père ;
et, tout en dehors qu’il soit,
il n’en régit pas moins
tout ce qui est du Père,
en faisant descendre
dans les univers
le bonheur de la Vie,
d’où lui-même tire
sa propre vie.

Verbe que je chante
en même temps
que le Père suprême,
c’est la pensée
du Père ineffable
qui te donne le jour,
et, une fois enfanté,
tu es le Verbe
de ton générateur.
Le premier, tu t’es élancé
de la racine première,
ô toi qui es la racine
de tout ce qui vient après
ta radieuse naissance !
L’ineffable Monade,
la semence de tout,
t’a semé, toi qui es
la semence de tout,
et par toi la nature
la plus haute,
la médiane
et l’extrême,
jouissent des dons bienfaisants
de Dieu le Père
et d’une vie féconde.
Par toi, la sphère
qui ne vieillit point,
imperturbablement
déroule le cercle
de sa révolution.
C’est sous ta direction
que par la violente
rotation de la grande
cavité du ciel,
le chœur des septs planètes
danse en sens inverse.
Et, si les éclats,
sans nombre des étoiles
embellissent l’unique
cavité du monde,
c’est par ta volonté,
ô très illustre Fils !
Tu circules, en effet,
au sein du creux du ciel,
et tu maintiens le cours
indissoluble des siècles.
Ce sont, ô Bienheureux,
tes saintes lois qui,
dans les flancs du ciel
aux infinies profondeurs,
conduisent le troupeau
des astres éclatants.
C’est toi qui, aux êtres
qui résident aux cieux,
toi qui, à ceux qui habitent les airs,
toi qui, à ceux qui séjournent sur terre,
toi qui, à ceux qui vivent sous la terre,
c’est toi qui assignes
leurs tâches respectives,
et qui leur attribue la vie.
Roi de l’Intelligence,
c’est toi qui la dispenses
aux dieux et à tous ceux
des êtres mortels
qui ont bu les ondées
du destin de l’esprit.
Tu donnes l’âme,
à ceux dont la vie
et dont l’activité
de la pleine vigueur,
dépendent de l’Âme.
Les créatures même
qui sont dénuées d’âme,
se relient à ta chaîne ;
et tout ce qui est privé
de la vigueur de ton souffle,
cueille aussi de ton sein
la force qui le conserve,
force que ta puissance
leur transmet du sein
de ton Père ineffable,
la Monade cachée.
C’est de là que s’échappe
le ruisseau de vie
et qu’il se répand,
grâce à ta puissance,
jusque sur la Terre,
à travers les mondes
sans bornes de l’esprit.
Et c’est de là
que reçoit la source
descendante des biens,
le monde visible :
image apparente
du monde intelligible.
Ce monde visible
a un second soleil :
c’est le générateur de la lumière
qui brille aussitôt après
le soleil de l’esprit,
et l’ordonnateur
aux yeux éclatants
de la matière qui naît
et de celle qui meurt.
Fils et sensible image
du soleil de l’esprit,
il octroie tous les biens
qui naissent dans le monde.

Et cela arrive
par ta volonté
ô très illustre Fils ;
et par la tienne aussi,
ô Père inconcevable,
ô Père inexprimable :
inconcevable à l’esprit,
inexprimable en paroles.
Tu es, en effet, l’intelligence
de toute intelligence,
l’âme des âmes
et la nature des natures.

Regarde, je fléchis
le genou devant toi,
et je tombe à terre,
moi, ton serviteur
et ton suppliant
aux yeux aveuglés.
O toi qui accordes
la lumière de l’esprit,
prends en pitié,
ô Bienheureux,
mon âme implorante !
Bannis les maladies,
bannis les chagrins
qui rongent les âmes.
Bannis aussi ce Chien,
cet infernal effronté,
ce démon de la terre,
loin de mon âme,
loin de ma prière,
loin de ma vie
et loin de mes actes.
Qu’il reste, ce Démon,
extérieur à mon corps,
extérieur à mon âme
et extérieur à tout
ce qui nous appartient.
Qu’il me laisse en repos
et qu’il fuie loin de moi,
ce Démon de la matière,
cette énergie des passions,
qui barre, comme d’un mur,
la route qui monte,
et qui fait obstacle
aux élans qui portent
à la quête de Dieu.

Donne-moi pour ami,
pour compagnon, ô Roi,
l’Ange saint de la sainte énergie,
l’Ange de la prière
illuminée par Dieu,
le cher dispensateur
des nobles biens,
le gardien de l’âme,
le gardien de la vie,
le surveillant des prières,
le surveillant des actes !
Qu’il conserve mon corps
pur des maladies ;
qu’il garde mon esprit
pur de toute tache,
et qu’il apporte à mon âme
l’oubli des passions,
afin que, dans l’existence même
que je mène sur cette terre,
l’aile de mon âme soit
sustentée par tes hymnes,
et afin que je puisse,
autant qu’il est possible,
après le trépas
et après les liens
qui rivent à la terre,
obtenir cette vie
déliée de la matière,
qui me fera monter
jusqu’en tes résidences
et au sein d’où s’échappe
la source de mon âme.

Tends-moi la main ;
rappelle à toi,
ô Bienheureux,
et sors de la matière
une âme suppliante !

Source :

Mario Meunier, Hymnes de Synésius de Cyrène, Éditions du Bateau ivre, Paris 1947, p. 193-207.

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